Le passeur

L'île sur laquelle aboutîmes.

Le voyage pour quitter Interzone fut exactement le même que tous les autres que j'ai faits à travers un portail intégral : synesthésie généralisée, perte de la notion du temps, hallucinations diverses, sensation de sécheresse dans les muqueuses, légère nausée, euphorie sans raison ni objet, désir impétueux de me curer les oreilles avec une branche de céleri. Nous nous retrouvâmes ensuite toustes les quatre dans un endroit qui ne ressemblait à rien de ce que je n'avais vu de toute ma vie.

Nous aboutîmes sur la berge d'une toute petite île rocailleuse avec très peu de végétation : des herbes basses, des buissons portant des fruits mauves et oblongs, quelques arbres et surtout, un gigantesque champignon qui avait l'air de mesurer un bon deux-cent mètres de haut. L'île était entourée d'un liquide épais et noir qui était probablement de l'eau, mais que je jugeai plus prudent de ne pas toucher. Quand au ciel, il était rouge comme au crépuscule et rempli de brouillard.

— Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? demanda Andrea, visiblement inquiet·e.

Nessos entreprit de se rouler un joint et répondit :

— Nous avons rendez-vous avec le passeur. Je suggère qu'on ne bouge pas d'ici et qu'on attende patiemment qu'il se pointe.

— Avant que vous ne me posiez la question ; non, je suis incapable de détecter quoi que ce soit. Il semble qu'il n'y ait aucun réseau disponible dans ce cercle, dit Tramontina™.

— Voilà qui n'est guère rassurant, me contentai-je de dire.

Nessos haussa les épaules, les yeux rivés sur son joint. Nous nous assîmes donc sur la plage de cette île étrange et attendîmes que ce fameux passeur se décide à arriver. Andrea et Nessos se divertirent en faisant un concours de ricochets de galet sur l'eau obscure et épaisse, dans un affrontement amical (mais titanesque) entre deux guildes – et celle des techno-plombiers a battu celle des nettoyeurs et exterminateurs à plate couture, sous les cris de joie du public en délire (Tina™ et moi). Nessos, bon joueur, ne se formalisa pas de l'avantage dont Andrea jouissait grâce à ses processeurs mathématiques et de ses appendices tactiles ultraprécis ; il lui offrit le joint de la victoire et le techno-plombier s'étouffa à s'en faire vibrer tous ses circuits imprimés – alors qu'iel tentait d'expliquer que l'angle de tir optimal du galet est de 20 degrés précisément.

Après un peu plus de deux heures d'attente, nous vîmes apparaître à travers les brumes une barque qui avançait lentement vers nous. Au début, je ne pouvais voir que la silhouette de l'embarcation et de la personne qui la naviguait avec une longue rame. On pouvait toutefois apercevoir deux points rouges lumineux qui semblaient être ses yeux. Lorsque la barque fut suffisamment proche, nous constatâmes que le rameur était habillé d'une longue robe noire et portait une cagoule de la même couleur qui cachait une partie de son visage. Il cria dans notre direction :

— Vous êtes les passagers en provenance d'Interzone ?

— Oui, c'est bien nous ! répondis-je.

— Vous avez les naucories ? demanda-t-il.

— Elles sont dans ce bidon ! cria Andrea en l'agitant avec une de ses robot-tentacules.

— C'est bon. Attendez que je sois fermement accosté avant d'embarquer.

La barque glissa jusqu'à la rive, puis le passeur sauta par-dessus bord pour la tirer sur les galets. Andrea lui remit le bidon de champignons, qu'il rangea dans un coffre placé sous le banc du milieu de l'embarcation. Il se tourna ensuite vers nous et nous dévisagea pendant une longue minute avec ses yeux rouges et lumineux. Il sembla satisfait de notre apparence, car il esquissa un sourire et nous dit :

— Je suis Kharon, capitaine du Nyx, le navire à vapeur qui fait la navette entre les îles-portails et qui va vous amener jusqu'à Libertalia, votre destination. Je vous invite à prendre place dans la barque – et j'inviterais le gros monsieur chevalin à s'installer dans le milieu, si on veut éviter de chavirer et toustes se retrouver dans la soupe à l'encre de seiche. Et faites vite, nous avons déjà du retard et beaucoup d'autres arrêts à faire avant d'arriver au port.

Nessos encaissa l'insulte sans réagir, ce qui me surprit de sa part. J'eus alors l'intuition qu'il n'en était pas à sa première rencontre avec ce singulier personnage. Andrea, soulagé·e de ne plus avoir à trimbaler le bidon de naucories, s'installa dans la barque derrière lui. Quant à moi, je m'assis à la poupe avec Tramontina™.

— Accrochez-vous bien, le courant du fleuve est particulièrement fort aujourd'hui, nous recommanda le passeur en poussant l'embarcation pour la remettre à l'eau.