De la bouffe et des bombes
— Emma Goldman disait toujours : « Offrir de la crème glacée à ses hôtes est toujours une bonne idée, en particulier si on vient de leur confier une mission périlleuse », dit alors Kiki.
— Sans façon, dit Andrea, je suis intolérant·e au lactose.
— Qu'est-ce que tu crois ? Iels en font de la végane ! dit la Camarade Yana en tirant sa manche.
— Je vous laisse aller au Centre alimentaire et on se rejoint ensuite à l'armurerie, pour que vous soyez convenablement équipé·es, nous dit Josiane en nous saluant de la main.
Nous quittâmes donc la maison Erich-Mühsam et suivîmes Kiki et la Camarade Yana jusqu'à un grand édifice taillé dans la pierre dont la façade brillamment colorée était ornée de logos où l'on pouvait lire « de la bouffe, pas des bombes ».
— Vous allez voir, Hugo prépare la meilleure crème glacée de tous les sept cercles ! cria la Camarade Yana en nous ouvrant la porte.
Nous descendîmes un long escalier qui menait à une immense cuisine où s'affairaient plusieurs personnes, dont le fameux Hugo que nous avions déjà rencontré dans les égouts. Il mélangeait quelque chose dans un grand bol sous le regard approbateur de Selma, qui était assise sur un tabouret à côté de lui. Iels nous firent toustes deux signes d'approcher.
— Je savais que vous passeriez bien vite à la cuisine, nous dit-il. Vous avez faim ? On a une bonne soupe de morilles qui mijote…
— On est venu·es pour la crème glacééééééééée ! s'écria la Camarade Yana.
— Comme le disait Emma Goldman : inutile de crier, personne ici est en situation d'handicap auditif, gronda Kiki.
— Ça tombe bien, j'en ai fait à la gelée de froppel et elle est prête à servir, dit Hugo en ouvrant le congélateur.
— Attendez… on parle bien des froppels ? Ces créatures polymorphes qui se font passer pour n'importe qui ? demanda Andrea, inquiet·ète.
— Ceux-là mêmes, dit Selma qui avait écouté la conversation. C'est une spécialité culinaire d'Interzone.
— Êtes-vous en train de me dire que vous abattez des froppels pour faire de la crème glacée ? demanda Andrea, encore plus inquiet·e.
— Bien sûr que non, répondit Selma en souriant. Les froppels sont continuellement en état semi-liquide et perdent de la gelée simplement en se déplaçant. Il s'agit tout simplement d'en suivre un et de récolter ce qui tombe par terre.
— Et qu'est-ce que ça goûte ? demanda Nessos qui avait l'air franchement alléché.
— Très sucré, parce que les froppels passent leurs journées à boire du lait condensé sucré, répondit Hugo en préparant un cornet, qu'il tendit à Nessos.
Le trans-équin goûta la crème glacée et son visage s'illumina soudainement.
— Wow ! C'est comme si… j'ai l'impression que j'ai dans la bouche toutes les saveurs de tous les desserts que j'ai mangés depuis mon enfance ! s'écria Nessos sur un ton enthousiaste.
— Vous connaissez les facultés télépathiques des froppels ? Elles se maintiennent quand on les transforme en dessert glacé, expliqua Hugo en me tendant un cornet. J'ai ajouté des jujubes à la dame, me dit-il en me faisant un clin d'œil.
Je goûtai à la crème glacée et je constatai non seulement que Nessos n'exagérait pas, mais qu'en plus, ma bouchée me procurait ce qui ressemblait étrangement à un orgasme – en plus de me rappeler que j'étais mariée à un froppel. Nessos était, quant à lui, si excité qu'il retira son ticheurte et se mit à caresser un de ses mamelons en léchant la glace au froppel. « Man, quand je pense que j'ai vécu toutes ces années avant de goûter à ce truc », répétait-il en boucle.
— Je t'en fais un, camarade ? demanda ensuite Hugo à Andrea.
Andrea plissa le nez de dégoût, puis demanda :
— Vous n'auriez pas une option végane ?
— La crème glacée à la gelée de froppel est l'option végane, répondit Hugo.
— Impossible ! protesta Andrea. Les froppels sont doués de raison et de conscience, ils sont mobiles, ils savent lire et écrire…
— Ce sont des champignons. Les champignons ne sont pas véganes, maintenant ? dit la Camarade Yana en mordant dans son cornet.
— Pas s'ils sont capables de tenir une conversation ! s'indigna Andrea.
— Emma Goldman disait que les froppels finissent toujours par ne parler que d'eux-mêmes, alors il ne faudrait pas surestimer leurs capacités dialectiques, dit Kiki en prenant son propre cornet.
— Vous n'auriez pas autre chose qui ne contient pas de produits laitiers ou de viande ? supplia Andrea.
— J'ai des bombes Alaska au sorbet de sucranelle, proposa Hugo. Pour la meringue, je remplace les œufs par de l'aquafaba.
— Ha ! Ce n'est donc pas « Food, not bombs », mais « Food and Bombs ! », fis-je remarquer en rigolant.
Nous rîmes toustes de bon cœur et Andrea dégusta avec délectation sa bombe Alaska complètement exempte de forme de vie intelligente. Lorsque nous fûmes rassasié·es, Kiki nous dit :
— Comme le disait Emma Goldman, il est temps de se rendre à l'armurerie, car Josiane nous y attend. Tu viens avec nous, Camarade Yana ?
— Oh oui alors ! Ça fait un bout de temps que j'ai envie de faire péter des trucs. Kaboum ! Kaboum !
— À bientôt, camarades ! Je vais vous faire livrer un petit quelque chose aux quartiers des invités pour le repas du soir, dit Hugo en saluant le groupe de la main.
Je joins ma voix à celles de Nessos, Andrea et Kiki qui le remercièrent à profusion. Quant à Camarade Yana, elle était déjà dans la porte du Centre alimentaire et s'impatientait.